Rencontre avec le compositeur Nicolas Frize : Etre sujets dans son travail

Écouteur public

 

Depuis plus de trente ans, Nicolas Frize constitue des mémoires sonores du monde du travail qui aboutissent à des créations musicales. Plus récemment avec son équipe « Être sujets dans son travail », il collecte des entretiens de salariés sur les lieux de travail. Prochainement, dans le cadre des PARLE (1), le compositeur et son équipe tendront leurs micros aux agents des IEG.

 

 

Vous avez écrit la culture n’est pas un patrimoine mais une action. Quelle est votre définition de la culture ?

La culture c’est du mouvement. On la confond souvent avec les usages, les pratiques, les habitudes : la langue, la cuisine, les vêtements, les mœurs etc. Nous sommes envahis par des sollicitations extérieures. Il ne faut pas figer les gens dans des usages ou les réduire à des comportements, ni les enfermer dans des ensembles de mœurs ou de pensées. Nous sommes tous dans des actes culturels, en mouvement. La culture, c’est l’état de ces modifications, qui se propage et se développe en permanence. Le travail artistique consiste à aller encore plus loin dans ce mouvement, en bouleversant les sens, les représentations, pour les interpréter autrement.

 

Pourquoi vous intéressez-vous au monde du travail ?

Le travail ne consiste pas seulement à reproduire des tâches techniques, théoriques ou pratiques pour obéir à un cahier des charges. Il existe aussi une part de travail invisible, que l’on s’approprie, invente, aménage, méthodologise. On dépasse la prescription en incluant sa sensibilité. Une femme de ménage m’expliquait, qu’elle travaillait lentement  car si elle s’arrêtait, comme un randonneur, elle avait du mal à repartir. D’autres travaillent vite pour s’arrêter souvent et avoir des petits sas de repos. Toutes ces façons de travailler sont légitimes et ne sont jamais édictées par aucun employeur. C’est là où j’ai découvert que la subjectivité est importante. Dans le travail, nous déployons notre désir de vivre.

 

Dans votre travail de mémoires sonores, vous récoltez les paroles des salariés en allant dans des usines ou des entreprises. Ont-elles changé votre pratique artistique ?

Le monde du travail regorge d’ambiances et de secrets sonores. Ces trouvailles sonores m’intriguent beaucoup. Venant de la musique concrète, je ne peux pas m’en passer. En poursuivant ce travail, je me suis rapproché encore plus des gens à travers leurs voix. J’ai une grande collection de voix, une « voixthèque » qui a donné lieu à des créations, à des mises en valeur de personnes que l’on n’entend jamais. Au fil du temps, toutes ces rencontres m’ont appris à écouter différemment. Il y a 25 ans, chez Renault, je ne m’intéressais pas de cette façon-là à cet apport sensible des ouvriers. Mais je suis poreux et moi aussi je progresse dans mon métier.

 

Comment se déroule un entretien ?

Je vais sur le lieu de travail. Je regarde silencieusement la personne à son poste ou dans son activité, ses gestes, les objets qui l’entourent… En observant ces choses très concrètes, je réalise que tout est qualifié. Il y a de la qualité partout. S’ensuit l’entretien. C’est un moment informel d’échanges. On ne se dit pas les mêmes choses à un artiste ou à un inspecteur du travail. Nous parlons perceptions, nous confrontons nos écoutes qui sont différentes : la sienne est une écoute fonctionnelle, la mienne est plus distanciée forcément, et aussi esthétique. On s’apprend mutuellement. Parfois c’est très émouvant. Le travail mobilise beaucoup d’affection et d’émotion. Plus tard, je transforme cette relation, qui est un vrai don, en action culturelle, artistique.

 

Quelles évolutions constatez-vous dans toutes ces paroles recueillies ?

A notre époque, on choisissait un métier que l’on faisait toute notre vie. Aujourd’hui les jeunes ont intégré la flexibilité, l’idée qu’ils auront plusieurs métiers, une sorte de vies professionnelles multiples. Ils l’ont transformé positivement. Je ressens qu’ils ont un vrai intérêt qualitatif pour le travail, même s’ils ne savant pas encore ce qu’est l’expérience.

 

Dans votre travail, vous faites toujours côtoyer l’intime et le collectif ?

L’intime et le collectif se mélangent constamment. Il s’agit de l’intime politique. Arrêtons de penser que l’intime est privé et que le collectif serait public. C’est exactement l’inverse. Cela arrive tout le temps : dans le sport, l’art, la politique et aussi dans les familles. Le travail d’un artiste est de rassembler des personnes pour vivre des moments intimes qui interrogent le politique.

 

Qu’est-ce qui vous fait souffrir ?

Le désengagement. Je suis effrayé de voir que les gens pensent qu’il n’y plus rien à faire collectivement, qu’il n’y a plus d’utopie. Ils abandonnent un pan de la pensée et acceptent les modes de consommation ou de vie qui leur sont proposés. Je souffre de nous voir reproduire des mœurs, des systèmes de pensées. Nous sommes persuadés que ce sont nos idées, alors que nous ne faisons que reproduire, paresseusement, une idéologie dominante. C’est décourageant.

 

A quoi rêvez-vous ?

Je rêve d’une manifestation le premier mai où tous les salariés viendraient avec des calicots différents de ceux d’aujourd’hui. Certes je ne les conteste pas, je les salue même. Mais j’aimerais que ces drapeaux parlent de la culture, du travail, qu’ils revendiquent les corps et l’intelligence des gens. Qu’il y soit écrit : « Nous sommes des êtres pensant et sentant » qu’ils témoignent du fait qu’un salarié n’est pas seulement un exécutant mais une vraie personne, qui se bat pour avoir un boulot passionnant dans lequel il puisse évoluer, avec les autres. Le boulot, c’est la qualité du travail et non la quantité.

 

Propos recueillis par Frédérique Arbouet

 

Plus d’infos : Les Musiques de la Boulangère – Nicolas Frize — www.nicolasfrize.com

 

Les PARLE : les pratiques amateurs aux rendez-vous de la lecture et de l’écriture.

« Les PARLE fêtent les langues ». Appel à participants et témoignages. Cette récolte de paroles aboutira à l’édition d’un hors-série du journal TRAVAILS. Pour en savoir plus, ontactez votre CMCAS ou www.parle.cmcas.com

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